Article de Christophe Donner sur "EMBOURGEOISEMENT IMMEDIAT"
Vive la Bourgeoisie !
Salim Jay n’est pas un écrivain
autofictionnel comme les autres. D’abord, il est pratiquement inconnu, ce qui
est peut-être le comble de la misère pour un écrivain qui a toujours choisi de
se mettre en avant.
Personne n’est plus anxieux de sa
célébrité qu’un écrivain autofictionnel. Il n’y prend pas garde, au début, il
chante comme la cigale, se croyant le seul de toute la cambrousse à produire ce
tintamarre égotique. Ça va venir, se dit-il Mais, au fil des saisons, l’absence
de distinction et de reconnaissance devient la seule vérité et l’unique mystère
autour de quoi tournent son œuvre et sa vie.
La plupart des écrivains
autofictionnels inconnus finissent par trouver un journal qui leur de demande
de critiquer d’autres écrivains autofictionnels, plus connus, et les petits
jeunes qui montent. Certains, devant nourrir femme et enfants, acceptent un
boulot dans une société de Lettres, ces ONG de la littérature française. Et ils
arrêtent d’écrire. Salim Jay, pendant trente ans, dans l’angle mort de ses
contemporains, a continué d’écrire. L’oiseau
vit de sa plume publie-t-il chez Belfond, en 1989. Mais dans une chambre de
bonne de 6 mètres carrés sans épinard où mettre le beurre, juste le courant d’air sous la porte par où
la logeuse glisse ses reproches, ses menaces, ses hurlements : vous payez
quand, monsieur Jay ?
Des écrivains lui viennent en
aide, parce que sa débine leur file le vertige, et qu’ils s’imaginent ainsi
relever le fond de l’abîme dans lequel ils craignent de basculer un jour.
Salim Jay manque de perdre la
boule à La Baule. Comme il déteste cette ville, c’est un régal. Il travaille ses métaphores, c’est
l’avantage d’être pauvre, ça laisse du temps. Salim Jay vit littérairement aux
crochets de la misère, elle est sa compagne et c’est au moment où il comprend
qu’il ne la quittera plus que surgit l’oncle d’Amérique. Un type bourré de
fric, et qui, après trente ans de silence, veut soudain offrir à son neveu « une
somme importante ». Comme un héritage de son vivant. On ne saura jamais
exactement combien, premier réflexe du friqué, mais la vie de Salim Jay en est
bouleversée, on l’imagine.
Fini les conférences sur
« le chocolat dans la littérature » au centre culturel arménien de la
rue Bleue. Fini les piges à 17 euros le feuillet. Fini les salamalecs avec la
logeuse. Bonjour les escargots de Bourgogne, les taxis, le théâtre, les rognons
de veau à la crème, les profiteroles. Il roule sur l’or, il cherche un appartement,
il investit dans la pierre, quel bonheur « l’embourgeoisement
immédiat » !
Quel bonheur ?
Il lui manque quelque chose. Il
cherche sa compagne, il se tourne, se retourne, elle n’est plus là.
Misère ! Ah si, là-bas, un petit Roumain, voyons voir, 19 ans, il meurt de
faim, tiens, il a besoin, tiens, et encore, tiens, prends, prends tout. Et de
fil en aiguille, Salim Jay se retrouve, avec tout son fric en banque, aux
lisières de la ville, dans la roulotte du Rom, en famille avec les poubelles et
les rats. Il découvre une misère que l’écrivain, obnubilé par sa propre dèche,
avait toujours ignorée.
Le bonheur du bourgeois, c’est la
misère des autres, quand il sait s’y prendre, et l’écrire.
CHRISTOPHE DONNER. LE MONDE 2, 11 février 2006