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Les amis de Salim Jay
16 novembre 2007

Article d'Abdelaziz Mouride sur "Embourgeoisement immédiat"

« Embourgeoisement immédiat » de Salim Jay

Hymne à la dèche

Comment vivre sans le sou et en faire une religion ? Salim Jay, dans son dernier roman édité par La Différence se fait une joie de nous éclairer de ses lumières en la matière. Un drôle de roman où l’auteur se met lui-même en scène en tant que protagoniste, un héros – au sens grec du terme – de la dèche. Il en est même devenu expert, non attitré certes, il ne l’est dans aucun domaine d’ailleurs, mais expert tout de même. Du dénuement, matériel s’entend. C’est, paradoxalement, la grande force de ce dévoreur insatiable de littérature, grand lecteur mais aussi critique littéraire très pointu, et sa source de liberté. Oui, que l’on se le dise, pas pauvre qui veut. Il faut y travailler, comme d’autres travaillent pour un diplôme, une carrière ou un siège au parlement. Salim Jay lui, pour y avoir droit, a consacré sa vie, plus d’un demi siècle, dont trente à Paris pour faire des piges à 20 euros, et pour moins que ça à l’âge du franc, à se gaver de lentilles bouillies à l’eau une fois par jour, quand il pouvait se les offrir, les lentilles, tout en fantasmant sur des plats d’« épaule d’agneau et d’escargots de bourgogne. » « La pauvreté m’avait tenu d’alcool fort, la faim m’avait tenu de carte de visite. »

            Il n’est pas devenu pauvre, il en était depuis toujours, c’est son statut, une seconde nature, une identité héritée de sa famille : « Mon père pagayait dans son whisky qui ruinait nos espoirs de viande, de vélos ou de chaussures. (…) De mes années marocaines en famille, j’avais gardé le goût des dettes et du fouillis. Mon père travaillait dans un bureau qui puait le tabac et l’alcool, quand ce n’était pas l’odeur surette d’un corps trop longtemps mis à macérer dans les brouillons de ses poèmes hagiographiques. »

            Salim Jay n’en est pas à son premier coup d’essai en matière d’écriture. On lui doit plus d’une vingtaine d’ouvrages depuis 1979. La Semaine où madame Simone eut cent ans est son premier, bientôt suivi d’autres, des essais critiques pour la plupart : Brèves notes cliniques sur le cas Guy des Cars, Le Fou de Lecture et les quarante livres ; Romans maghrébins ; Romans du monde noir et bien sûr le Dictionnaire des Ecrivains marocains, son dernier entre autre. Des romans aussi : Cent un Maliens nous manquent, Tu seras nabab mon fils, Tu ne traverseras pas le détroit où il a le souci constant, sous une coulée de rire et de dérision, vous transporte dans l’univers glauque et curieusement insondable malgré son étalage sur la voie publique, de la misère humaine et des complexités de la vie dans le dénuement. Du misérabilisme littéraire ? Jay ne s’inquiète pas de l’étiquette du moment qu’il est capable de métamorphoser des bouts de misère, des difficultés de tous les jours, en œuvre littéraire de grande facture, un poème à lire à haute voix pour le plaisir du texte, un hymne à la parole et à la beauté. C’est l’esthète soufflant de l’âme à un corps chétif et difforme à coup de couleurs et de lignes élégantes et légères. C’est à vous faire aimer la misère, l’exiguïté de votre appartement, votre insolvabilité vis-à-vis d’un proprio sourcilleux et un tantinet comptable, l’angoisse des lendemains incertains, le frigo qui crie famine, et le repas aux lentilles, l’unique de la journée, comme seul horizon.

            Et puis changement de statut. L’optimisme béat de notre héros finit par payer. Un miracle qui prend les traits d’un mystérieux oncle d’Amérique. Plein aux as. Un voyage à San Antonio. De vrais repas dans les meilleurs restaurants de la place et au final un chèque, un gros chèque libellé en dollars à titre de legs, assorti d’une seule condition : se faire offrir un appartement à Paris. C’est l’embourgeoisement immédiat : « Tout m’étonne dans ma nouvelle vie d’ex-ruiné définitif. Je suis étonné de manger le matin, de manger à midi, de manger le soir et de grignoter éventuellement quelque chose à trois heures du matin ». « J’en viens à me vouvoyer. » Pas pour longtemps, surtout lorsqu’on a le cœur plus grand que le ventre. En bandoulière. Guettant les vibrations du monde alentours, sensible à la misère des autres que notre salut n’a pas su effacer : « Mon embourgeoisement immédiat me montait-il quelquefois aux narines ? Lorsque je m’en voulais d’être tiré d’affaire, je votais en faveur du premier venu quelque soudaine offrande. » Il se fait ainsi l’ami de la veuve et de l’orphelin, offrant un chèque à une famille de gitans en difficulté ; invitant des amis à tour de bras, il fait même un voyage au Maroc où il réussit à se faire arnaquer de bonne grâce par un quidam de passage. Retour à la case départ, la dèche, comme un réveil après un beau rêve… ou un cauchemar ?

Abdelaziz Mouride, Le Matin du Sahara, vendredi 6 janvier 2006.

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