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Les amis de Salim Jay
4 janvier 2007

Article de René de Ceccatty sur : Avez-vous lu Henri Thomas ? Le Félin, 1990

Festins et vaches maigres

Les carnets de Salim Jay, d'Henri Thomas et de Paul de Roux ne sont pas plus " sincères " que leurs fictions

Henri Thomas, romancier mystérieux qui parsème ses romans d'indices autobiographiques, de clés à demi avouées, va-t-il ouvrir dans ses " carnets ", comme la dernière femme de Barbe-Bleue, la porte interdite ? Va-t-il déchirer les voiles dont il a toujours protégé ses fictions ? Les familiers de Salim Jay ne peuvent pas ignorer qu'il adule Henri Thomas et s'amuseront du hasard qui veut qu'il publie, en même temps que lui, un " essai d'autobiographie alimentaire " qui, en réalité, ressortit au même genre, le carnet d'écrivain. Et le poète Paul de Roux, fin observateur du rythme des saisons et des métamorphoses subtiles de la lumière, livre le deuxième volume de son journal entrecoupé de poèmes, à l'ombre amicale de Thomas. Voilà trois amis réunis par leur littérature intimiste. Avez_vous_lu_Henri_Thomas

Entre le pamphlétaire auteur des Brèves notes critiques sur le cas Guy des Cars (Barbare, 1979) et le poète feutré du Front contre la vitre (Gallimard, 1987), il y a plus qu'une mer Méditerranée. Le virevoltant Salim Jay malmène joyeusement la langue française, toujours prêt à dénoncer mufleries, scandales politiques, impostures, faux-semblants et surtout à donner un repas pour un livre. Amoureux des mots, des écrivains et des romans, il ne conçoit de vie qu'écrite, transmuée et sublimée par l'imprimerie.

Un homme qui n'écrit pas existe à peine pour lui. Est-ce tout à fait vrai ? Non. N'oublions pas son samizdat Cent un Maliens nous manquent (Arcantère, 1987), inspiré par le tristement célèbre charter Pasqua. Il n'était pas question d'écrivains, mais plutôt du silence des écrivains, à un moment politique brûlant, où l'on aurait dû entendre plus de voix se lever. Eh bien, pour une fois, l'écrivain, c'était lui-même : Salim Jay ne célébrait aucun maitre, mais faisait résonner son style si typique, à la fois léger, railleur et provocant. De quoi est-il question dans le dernier livre de Salim Jay ? Des difficultés qu'un écrivain rencontre pour manger tous les jours, pour exprimer librement son admiration envers les " esprits libres ", pour vivre dans un univers rêvé où ne régneraient que ceux qui savent rêver.

Jeux de mots, boutades, potins pittoresques qui ne ménagent guère les " personnalités littéraires " (l'adjectif serait probablement de trop, au goût de l'auteur, pour les victimes qu'il a élues), mais aussi anecdotes poétiques qui révèlent plus qu'un simple amuseur. Les préférences de Salim Jay sont nettes : Hélène Cixous, Henri Thomas, Michel Tournier, Bernard Frank seront peut-être surpris de se voir réunis dans le petit panthéon personnel de Salim Jay, capable, au milieu d'un éclat de rire, de verser des larmes soudaines si l'on évoque le sort d'un écrivain méconnu.

Salim Jay cite Michel Leiris : " Mon angoisse est due au fait que c'est en moi-même que je regarde ", phrase que Thomas aurait pu placer en exergue de son propre livre, lui qui semble toujours chercher une " mystérieuse sécurité par les sensations ", parce qu'il a conscience de la " petitesse infinie du monde ". L'espoir et la défiance ne cessent d'alterner dans les rapports qu'Henri Thomas entretient avec la littérature.

Désillusion et nostalgie

Aspirant à découvrir un au-delà des mots écrits, il parait toujours buter sur le vide : " Un livre, c'est une coquille vide où l'on entend parfois jaser, chanter, une conscience. " Mais aussi : " Les livres ne sont que la matière première de la littérature. " La carapace humaine, le temps, l'espace pèsent à Henri Thomas. Comme à tout écrivain peut-être. " Il faudrait être à la fois intensément soi-même et détaché de soi, flottant sur la vie, pour atteindre à l'expression universelle de la vie " : le mélange de désillusion et de nostalgie qui imprègne tous les romans d'Henri Thomas est ici énoncé crûment.

Paul de Roux espère, " dans les interstices de l'emploi du temps, loger de petites lumières ". Soucieux de mesure (l'une de ses devises, si grecque, est " ne pas excéder "), le poète se contente de tracer, dans la grisaille de la médiocrité quotidienne, des sillons lumineux. Lectures (Broch, Jünger, Dante, Schopenhauer, Gadenne) et flâneries, sentiments et paysages se confondent : " L'amitié d'un bois de pins : l'une de ces choses dont on se plait à rêver. "

Paul de Roux se demande : " Qu'est-ce qu'une écriture vraie ? " Sur soi-même, précise-t-il, nul ne peut apporter de réponse. Mais sur les autres, le choix s'opère immédiatement. Encore faudrait-il définir cette vérité, cette sincérité. La littérature de carnet part évidemment de ce postulat : ici, c'est la voix sincère qui s'exprime. Mais pour qui ? N'y-a-t-il pas une sincérité de soi à soi et une autre de soi aux autres ? L'illusion du dialogue intérieur, de la transparence à soi-même n'est-elle pas plus trompeuse que la bonne vieille fiction ? Et, malgré le plaisir d'entendre ces voix franches, claires et directes, on se surprend à regretter, si passagère que soit cette nostalgie, la structure close d'un poème, l'architecture occulte d'un roman ou, comme le disait un courtisan italien du dix-septième siècle, la " dissimulation honnête ".

© René de Ceccatty, Le Monde, 5 janvier 1990

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